Adapter une bande dessinée au cinéma, le scénariste Guillaume Laurant nous en parle

Image extraite du film Raoul Taburin
© RAOUL TABURIN 2018 – PAN-EUROPÉENNE – FRANCE 2 CINÉMA – AUVERGNE-RHÔNE-ALPES CINÉMA – BELLINI FILMS – LW PRODUCTION – VERSUS PRODUCTION – RTBF (TELEVISION BELGE) – VOO ET BE TV © PHOTOS KRIS DEWITTE

Entretien avec Guillaume Laurant, scénariste de Raoul Taburin.

Que représente Jean-Jacques Sempé pour vous ?

Il incarne pour moi une forme de génie français, à l’égal de Molière, La Fontaine ou La Bruyère. C’est quelqu’un qui sait épingler les travers humains avec une immense acuité et une grande bienveillance. Il n’y a aucun cynisme chez lui. Ses dessins sont comme des fables qui resteront, et Raoul Taburin en est une. J’avais donc une admiration sans bornes pour lui quand nous avons été mis en relation.

Adapter Raoul Taburin au cinéma n’avait pourtant rien d’une évidence…

Cela d’autant que, pour Jean-Jacques Sempé, c’est une histoire très personnelle. Il se reconnaît dans ce personnage, s’identifie à lui. Quand je l’ai rencontré, nous avons évoqué toute la difficulté à traduire en langage cinématographique son œuvre si singulière, son sens de l’épure et du détail. Il dit, à juste titre, que beaucoup de ses dessins perdraient une partie de leur intérêt s’ils n’étaient pas accompagnés d’une petite phrase de commentaire en dessous.

Ce commentaire se retrouve dans l’usage de la voix off dans le film…

Il fallait un conteur qui permette de garder la distance du « Il était une fois » de la fable et qui soit, en effet, l’équivalent de ces commentaires. En outre, Jean-Jacques est très amateur de voix off au cinéma, et on a évoqué celle du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, que j’ai écrit pour Jean-Pierre Jeunet. Cette voix off dans Raoul Taburin permet un point de vue légèrement décalé, tout le long du récit.

Comment avez-vous travaillé à étoffer cette histoire ténue ?

Dans une fable graphique, on peut se permettre d’avoir un enjeu ténu. Pour que cela tienne une narration de long-métrage, il fallait l’étoffer sans le trahir. En partant sur des enjeux de narration classique au cinéma, on perdait toute la magie et la force poétique de cette fable. Ma première idée a été de créer le personnage du père, qui n’existe pas dans l’œuvre originale. Comme tout le monde dans le village reprend le métier paternel, ça renforçait le secret honteux de Raoul, doublé du poids de la culpabilité de décevoir son père. Lorsque Raoul veut lui avouer la vérité, son père est frappé par la foudre. Son secret prend dès lors une dimension tragique et il le vit comme une véritable malédiction.

Cette idée de foudre apporte une touche légèrement fantastique à l’ensemble – ce qui ne figure pas dans le roman dessiné.

Il était très compliqué de régler les paramètres du décalage avec la réalité. C’est quelque chose dont nous avons beaucoup parlé avec Pierre Godeau. Le mot fantastique est un peu fort. Je parlerais plutôt d’un monde simplifié et décalé s’apparentant à une sorte de réalisme poétique.

Comment percevez-vous le personnage de Raoul Taburin ?

Je le perçois un peu comme je perçois Jean-Jacques Sempé. Comme quelqu’un qui est devenu adulte en gardant intact son regard d’enfant. En racontant l’histoire de Raoul Taburin, Sempé raconte quelque chose qui nous concerne tous : notre condition de mortel. Nous sommes tous ramenés à cette chute du corps qui est inévitable, on s’invente des trompe-l’oeil existentiels, des postures sociales pour ne pas y penser et pour l’oublier. Ce personnage, lui, est peut-être trop conscient de sa condition, par rapport aux autres, plus insouciants.

Image extraite du film Raoul Tanurin.
© RAOUL TABURIN 2018 – PAN-EUROPÉENNE – FRANCE 2 CINÉMA – AUVERGNE-RHÔNE-ALPES CINÉMA – BELLINI FILMS – LW PRODUCTION – VERSUS PRODUCTION – RTBF (TELEVISION BELGE) – VOO ET BE TV © PHOTOS KRIS DEWITTE

Quels étaient les écueils de cette adaptation ?

Celui de faire soit un film trop réaliste d’époque, à la manière des Choristes, soit trop conceptuel, à la manière de Dogville. Il fallait se situer entre pour conserver la force poétique de l’œuvre. Pour qu’une fable fonctionne, il faut qu’elle ait quelque chose d’un peu simpliste. Le fait que les personnages grandissent avec les mêmes vêtements est une belle idée de mise en scène à cet égard. On comprend d’emblée qu’on se situe dans un monde singulier. Même chose pour l’idée du vélo qui avance tout seul ou pour celle du père qui meurt la pipe à la bouche, à la manière de Jacques Tati : ce sont des indices poétiques qui permettent de rappeler qu’on n’est pas dans le monde du quotidien.

On retrouve dans le film cette idée que les villageois font corps avec leur métier. On dit « une figougne » pour une photo, « un taburin » pour un vélo.

On retrouve l’idée de la posture sociale, qui est une imposture. Chez Sempé, avoir un métier d’adulte, c’est être un enfant qui ment. Raoul doit faire semblant, il est obligé de mentir pour tenir sa position sociale.

Dans le scénario, l’enfance et l’adolescence de Raoul tiennent une place importante.

C’était nécessaire pour qu’on puisse s’identifier au personnage. Contrairement au récit dessiné, on est condamné à être beaucoup plus explicite au cinéma. D’où le fait de rendre concrets son enfance, la maison où il vit, etc., tout en respectant le décalage de la fable.

Comment avez-vous pensé les séquences de chutes spectaculaires ?

Au départ, le scénario prévoyait plus de séquences de ce type. Quoiqu’il était très tentant de filmer des petits virevoltant dans l’espace, Pierre s’est rendu à l’évidence qu’il était quelque peu délicat de demander aux enfants de réaliser des cascades ! Plutôt que de montrer la récurrence, Pierre s’est donc concentré sur les deux chutes qui créent la légende et remplacent toutes les autres.

Comment avez-vous travaillé aux dialogues et à la voix off ?

Dans l’œuvre originale, il y a déjà quelques dialogues et une voix qui mène le récit à la première personne et qui donnaient déjà une indication de ton. Il ne fallait pas être trop réaliste. Le film se situe à une époque indéterminée, sans téléphones portables. Il ne fallait ni aller vers un parler trop quotidien, ni vers du Carné-Prévert, comme je l’avais fait pour Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Il y avait un parti pris de sobriété à prendre, sans effets, ni vannes, tout en prêtant aux personnages une fantaisie et si possible une certaine poésie. La voix off, qui mène le récit, je l’ai retravaillée à part comme un long monologue. Elle accompagne les images tout au long du film et elle a donc dû être réadaptée en fonction du montage.

Le vélo, dans le film, est un personnage à part entière…

Il devient symbolique. C’est une entité, et non un simple vélo. C’est une idée de mise en scène de lui donner une autonomie. Il se met à vivre, comme un fantôme. C’est ténu, mais ça suffit à le faire exister, non pas comme une menace, mais comme une sorte de rappel fantaisiste de la fatalité.

Entre Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, L’Homme qui rit et Raoul Taburin, que vous avez tous trois écrits, se dessine votre goût du conte…

J’ai le goût de la fable, du « Il était une fois ». Les trois supposent des mondes inventés. J’adore la fiction et l’imaginaire. Je suis venu à l’écriture par la lecture. Enfant, la lecture était un refuge, je vivais dans les romans et je devenais les personnages. À 6 ans, j’étais Mowgli ; à 11 ans, j’étais Arsène Lupin ; et à 16 ans, j’étais Martin Eden. J’y croyais vraiment. Après, j’ai fait un tas de métiers avant d’être scénariste, et je les exerçais en me prenant pour un personnage. J’ai sans doute un rapport déformé à la réalité, et je me dirige, en tant que scénariste, spontanément vers des mondes imaginaires.

Comment ressort-on d’un an d’écriture et d’immersion dans l’univers de Jean-Jacques Sempé ?

Cela affûte le regard. Son œuvre est une invitation à observer ce qu’il y a autour de soi, à commencer par les autres. Il m’arrive presque chaque jour de voir une scène dont je me dis : on dirait un dessin de Sempé. Ce prisme suppose de faire coexister l’acuité et la distance. Ça permet de saisir la globalité d’une scène tout en focalisant sur le détail qui va la rendre touchante, absurde, vaine, ou ridicule. Être soi-même acteur de cette scène n’empêche d’ailleurs pas d’avoir ce regard à la fois aigu et distancié. À l’arrivée, plus on observe autour de soi, plus on est présent.

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