« Raoul Taburin » : une bande dessinée de Sempé adaptée au cinéma

Image extraite du film Raoul Taburin.
© RAOUL TABURIN 2018 - PAN-EUROPÉENNE - FRANCE 2 CINÉMA - AUVERGNE-RHÔNE-ALPES CINÉMA - BELLINI FILMS - LW PRODUCTION - VERSUS PRODUCTION - RTBF (TELEVISION BELGE) - VOO ET BE TV © PHOTOS KRIS DEWITTE

Entretien avec Pierre Godeau, le réalisateur de Raoul Taburin.

Qu’est-ce qui vous a touché dans l’univers de Sempé, et dans « Raoul Taburin », en particulier ?

La tendresse, la bienveillance et son humour me touchent infiniment. Je me retrouve pleinement dans son univers. Sempé, c’est comme un ascenseur pour moi : il me permet d’accéder à une sphère de pertinence et d’intelligence à laquelle je ne serais pas certain d’avoir accès sans son support…

Qu’y a-t-il de cinématographique dans son univers selon vous ?

La simplicité de son univers est cinématographique. Mais c’est assez délicat, car son usage des plans larges présente un danger : que l’on fasse une collection de saynètes sans rentrer dans le cœur des scènes et que le film finisse par ressembler à un diaporama. Il s’agissait donc d’entrer dans le vif du sujet, même si la scène était muette et que les dialogues étaient silencieux… afin de faire remonter à la surface les enjeux, aussi imperceptibles et ténus soient-ils.

Comment avez-vous travaillé à étoffer cette histoire ténue ?

L’ambition était d’être absolument fidèle à Sempé. Dès lors, comment donner des épaules à cette histoire sans la dénaturer ? Ce fut un travail de dentelle. Guillaume Laurant, le scénariste du film, a eu l’idée de la voix off, qui était la meilleure façon de traduire à l’écran la petite phrase qui figure sous les dessins de Sempé. Raoul est devenu le narrateur, ce qui n’était pas le cas dans le livre. Il a fallu ensuite trouver des idées qui ne trahissent pas la petitesse de l’intrigue. On s’est efforcés de ne pas tomber dans le « biopic de Raoul Taburin » en écartant toutes les scènes qui ne racontaient pas le conflit intime du personnage, pour mieux aborder des thèmes qu’évoquait déjà le livre et qui me sont chers, comme la filiation, l’accomplissement et la perception de soi. C’est parce que le film m’est si proche que je me suis attelé à ce méticuleux travail, afin de décrire au mieux la trajectoire intime de Raoul. On a étoffé certains personnages discrets, comme celui de sa femme. Je voulais que Madeleine soit un moteur de l’action et surtout qu’elle soit au cœur du dénouement. Le personnage du père a aussi été ajouté, et de fait, l’idée de la filiation : la nécessité absolue de faire du vélo pour Raoul vient du fait que les fils des commerçants reprennent les affaires de leurs parents dans le village. Ça participe à son drame, car son père est facteur.

Pourquoi n’avez-vous pas envisagé de personnage de mère ?

La mère de Raoul a longtemps été à l’écriture. Mais on s’est rendu compte que le récit était plus fort sans elle, car cela renforçait les séquences entre le père et le fils, qui devenaient, dès lors, des face-à-face. Le fait qu’il n’y ait que le père dans la vie de Raoul apportait de la mélancolie, qui n’est jamais loin de l’univers de Sempé.

La narration est rétrospective dans le film, contrairement au livre…

J’ai toujours pensé que l’enjeu du récit n’était pas de savoir quel était le secret de Raoul, mais plutôt : « Comment fait-on pour vivre avec un tel secret ? ». On n’est pas dans le thriller, plutôt dans la fable. Une histoire toute simple à l’enjeu à la fois infime, fondamental et universel, qui pose la question suivante : comment parvenir à être soi-même au milieu des autres ? C’est cette question qui a guidé le sens de la narration… tout en veillant à ce que le récit soit plaisant. C’était indispensable. Il fallait que ce soit savoureux. Que le spectateur prenne du plaisir à ce qu’on lui raconte une histoire. Un peu comme quand on est enfant, le soir avant d’aller se coucher, à une exception près, bien sûr : maintenir le spectateur en éveil ! Mais il n’y a pas de révélation, ce n’est pas l’objectif.

Comment avez-vous envisagé la chute de Raoul, qui est aussi un envol ?

Ce qui était compliqué, c’était de rester simple. Il s’agissait de filmer une chute spectaculaire, mais sans en faire de trop. Même chose pour la chute à vélo de la sortie scolaire quand Raoul est enfant. Ces chutes sont filmées avec des plans choisis. L’ensemble de la mise en scène est assez dépouillé ; elle l’est, bien entendu, aussi dans ces séquences d’action.

Lors de la « chute aérienne » de Raoul, la voix off évoque une « communion céleste » entre son vélo et lui. C’est à la fois métaphysique et humoristique…

Le cinéma permet de donner corps à cette idée. Quelque chose se joue de plus grand que Raoul à cet instant. Ce moment est donc du cinéma en puissance. On part de quelque chose d’intime, la relation de Raoul à son vélo, et on accède à une apothéose rêvée. C’est son rêve à l’hôpital, alors qu’il est fragilisé : il s’imagine trouver enfin l’équilibre dans le ciel sur son vélo, dans un instant suspendu. Le cinéma permet de suspendre le temps. J’aime cette idée que le cinéma permette de réécrire la vie. Et puis il y a le clin d’œil à E.T. qui me mettait en joie ! Ça tombait sous le sens, c’était un prolongement magique.

Image du tournage de Raoul Taburin.
© RAOUL TABURIN 2018 – PAN-EUROPÉENNE – FRANCE 2 CINÉMA – AUVERGNE-RHÔNE-ALPES CINÉMA – BELLINI FILMS – LW PRODUCTION – VERSUS PRODUCTION – RTBF (TELEVISION BELGE) – VOO ET BE TV © PHOTOS KRIS DEWITTE

Comment vous est venue l’idée du tonnerre qui se fait entendre à chaque fois que Raoul tente d’avouer son secret ?

Cette idée de foudre n’est pas du tout dans le livre. On l’a envisagé comme un élément de conte, le bras armé de la malédiction qui poursuit Raoul et qui nous permettait de passer du drame à la tragédie, sans que ce soit triste.

Comment avez-vous appréhendé le vélo de Raoul, qui a son autonomie et son mouvement propres, et apporte ainsi une touche fantastique au récit ?

En imaginant un dialogue muet entre Raoul et son vélo, cela m’a donné l’idée de lui donner une autonomie à part entière. On est proche de l’animal domestique doté d’une âme. Et cette idée participe à la poésie qui émane de l’ensemble. Et puis je trouvais que ça rajoutait de l’injustice à la situation de Raoul : quand le vélo le suit, il tient debout, et quand il monte dessus, il tombe.

Avez-vous pensé immédiatement à Benoît Poelvoorde pour le rôle de Raoul Taburin ?

Je ne connaissais pas Benoît, mais il me paraissait évident pour le rôle. Il me fallait un acteur archi-expressif pour toutes les séquences muettes. Je lui ai envoyé le scénario et il m’a répondu trois jours plus tard. J’ai compris que c’était le plus grand fan de Sempé que la terre puisse porter et qu’il allait être le gardien de l’esprit de Sempé sur le tournage, capable de me dire si on y était fidèle ou non. Ça m’a beaucoup rassuré et donné confiance. Ça s’est confirmé pendant le tournage. Il a été parfait. Je n’ai même pas eu à le diriger, il connaissait son rôle et l’univers du film sur le bout des doigts.

Édouard Baer et Benoît Poelvoorde forment un duo complice à l’écran…

Ce qui peut transpirer le plus à l’écran, c’est la complicité entre deux personnes. Dans la mesure où il y avait beaucoup de scènes muettes, il fallait vraiment une amitié à filmer. Je me suis renseigné et j’ai pensé à Édouard Baer, qui me semblait être un complice idéal. J’aime leur pudeur à tous les deux. Tous deux se situent à l’écran entre timidité et envie de déconner, et j’ai beaucoup aimé filmer cela.

Le jour où Sempé est venu sur le tournage, ce dut être festif !

Tout le monde était ravi, moi inclus, mais j’étais aussi très effrayé ! C’était le jour où l’on tournait le départ de la course. Il y avait beaucoup de figuration, énormément de choses à gérer. C’était une journée très dense, mais tout le monde était ému de le voir parmi nous.

Comment avez-vous choisi les décors du film ?

Ce n’était pas simple, car nous ne disposions pas d’un budget illimité, or l’ambition esthétique était vaste, compte tenu de l’univers de Sempé que nous voulions restituer. Nous avons tourné dans un petit village du Sud, à Venterol dans la Drôme. Il a fallu faire disparaître tous les marqueurs contemporains apparents : nous avons refait toutes les devantures des magasins, avons habillé la façade de l’église. Puis j’ai eu un déclic lorsque j’ai réalisé que Sempé parlait de nous, des gens autour de lui, un peu comme le fait Depardon, dont nous avons beaucoup regardé les photos. Il ne fallait donc pas exclure les gens du village. Nous avons donc tourné avec les habitants, qui ont tenu des petits rôles ou fait de la figuration. C’est alors que s’est établie une passerelle entre la fable et le naturalisme, qui rendait enfin le film possible d’un point de vue visuel et esthétique. Il fallait simplement veiller à trouver le juste équilibre pour que l’aspect du film soit dépouillé sans être stylisé.

Le temps semble suspendu dans cette histoire : les personnages ne changent jamais de costumes…

C’est une idée qui est arrivée dès le début du scénario. Ça conférait au film son caractère de fable. Il fallait que cette histoire soit atemporelle. Le vélo permettait ça, car il n’a pas d’âge. Le seul accessoire qui fait daté est la télé. Hormis cela, il n’y a aucun indice d’époque. J’ai aussi voulu utiliser une chanson en anglais au moment du bal : c’est un petit anachronisme autorisé. Certains costumes datent un peu, mais certains, comme celui de Figougne, sont assez contemporains. Et une salopette, ça n’a pas d’âge !

Que désirez-vous transmettre avec ce film ?

J’ai montré le film à mes petits frères de 6 et 10 ans. Ils ont tout résumé, en sortant de la projection : « Quand on a un secret, il vaut mieux le dire ».

Ce film a-t-il changé quelque chose en vous ?

Le fait d’adapter Sempé m’a permis des audaces que je ne me serais jamais autorisées seul, ce qui m’a rapproché de moi. J’ai beaucoup appris. Ma plus grande ennemie c’est mon autocensure. Et le fait d’avoir l’univers de Sempé entre moi et moi m’a délivré de cela, paradoxalement. Je me sens aujourd’hui beaucoup plus libre.

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