« L’illusionniste », le scénario inachevé de Jacques Tati !

Image extraite du film L'Illusionniste
© 2011 Pathé Distribution

Le réalisateur des Triplettes de Belleville, Sylvain Chomet, revient avec un nouveau film d’animation qui rend hommage à l’univers de Jacques Tati.

Sous quelle forme se présentait le scénario de « L’illusionniste » quand vous l’avez découvert ? Était-ce un script très détaillé avec des dialogues ?

Ce n’était pas présenté comme un scénario habituel. Il n’y avait pas de dialogues. C’était une histoire très simple et très joliment écrite. En faisant des recherches, j’ai vu que Tati avait pris beaucoup de notes sur des carnets, et que son secrétaire de l’époque, le tout jeune mais déjà très talentueux Jean-Claude Carrière l’avait aidé à mettre toutes ces idées en forme. Et je crois qu’il s’est très bien débrouillé, à partir du matériau de base. C’était très habile.

Adapter un script inédit d’un réalisateur aussi connu et respecté que Tati était un défi impressionnant à relever…

Presque pas, en raison de la manière dont les choses se sont faites. Comme je savais que Sophie Tatischeff avait aimé ce qu’elle avait vu des TRIPLETTES DE BELLEVILLE, et qu’elle avait suggéré à mon producteur, Didier Brunner, que le scénario de L’ILLUSIONNISTE pourrait être adapté en animation par moi, je me suis senti accepté, bienvenu, « validé », en quelque sorte par Sophie. Et non pas « écrasé » par la silhouette de Tati. Je connaissais très bien son cinéma, ses films, car il a toujours fait partie de ma vie. Sa vision des choses me parle.

Vous êtes-vous immergé dans les films de Jacques Tati avant d’entreprendre ce travail ? Si tel est le cas, quels enseignements en avez-vous tiré ?

Je les ai tous revus, mais avec un autre regard. En repensant à la vie de Tati, qui avait travaillé contre son gré comme encadreur dans l’entreprise de ses parents, puis qui avait fait du music-hall, j’ai tout d’un coup compris que ses films, ce n’étaient pas des films de cinéaste au sens classique du terme : c’étaient des films faits par un encadreur ! Ce que je veux dire, c’est que Tati n’utilise que très rarement des mouvements de caméra, des plongées ou des contre plongées. Comme il était très grand, il cadre à la hauteur de son regard, en plaçant la caméra à peu près à 1 m 80, légèrement pointée vers le bas, et il observe ses personnages cadrés de la tête aux pieds – on voit toujours les pieds, comme sur une scène de music-hall – pendant que l’action se déroule. Et il ne passe à un gros plan qu’au moment où il en a absolument besoin pour faire passer une information visuelle que l’on ne verrait pas en plan large. Ce sont les attitudes et les mouvements des corps qui comptent. D’ailleurs, Tati était très malhabile de ses mains. C’était un mime qui se servait de son corps. À l’époque où il aurait dû tourner le film, 1960, il avait déjà 55 ans, car il a commencé le cinéma très tard. Il y a en fait, d’après ce que j’ai compris, plusieurs raisons pour lesquelles il n’a pas fait L’ILLUSIONNISTE : sa brûlure à une main, l’accident de voiture qu’il avait eu par la suite, et puis aussi le fait qu’il n’aimait pas l’idée de se montrer âgé dans un film. Il ne voulait pas qu’on puisse le voir avec les cheveux blancs. Dans les derniers films où apparaît Mr Hulot, c’est à dire PLAY TIME et TRAFIC, il a les cheveux teints. Il était très coquet, en fait. Et il trouvait aussi que L’ILLUSIONNISTE était un sujet trop grave pour lui. Il avait demandé à Pierdel – l’accessoiriste qui créait les machineries de ses gags – de lui apprendre des tours, parce que ce spécialiste des trucages était également magicien à ses heures. Et comme Tati était très maladroit, en partie à cause de ses accidents, il a compris qu’il serait incapable de faire les numéros de prestidigitation. Il s’est alors rendu compte qu’il allait falloir confier ce rôle à quelqu’un d’autre que lui. Et je crois que c’est à ce moment-là que le projet s’est définitivement arrêté pour lui. Parce que c’était seulement lui qui devait jouer ce rôle… En l’animant, comme on a la possibilité de tout faire dans le dessin animé, nous avons éliminé sa maladresse : maintenant, Tati joue le rôle et fait les tours.

Avec ce film, avez-vous le sentiment d’avoir abordé différemment la narration d’une histoire, d’avoir eu une autre approche de la mise en scène des séquences émouvantes ou humoristiques ?

Oui. J’ai laissé de côté l’univers baroque et un peu fou des TRIPLETTES, pour aller vers la sobriété, l’épure, à la rencontre de l’histoire de Tati. Mais grâce au dessin animé, et au dessin, qui est une chose liée à l’enfance, on se rapproche de l’esprit de Tati. Mr Hulot, est un enfant perdu dans un monde d’adultes, un enfant qui voit aussi l’enfant derrière l’adulte. D’ailleurs, à cause de cette vision différente, les relations sociales n’ont plus aucun sens dans ses films : c’est presque comme du théâtre d’enfant, comme une pièce de marionnettes.

Jérôme Deschamps nous disait que vous aviez eu aussi l’accès aux archives de Jacques Tati. Avez-vous fait des découvertes dont vous vous êtes servis dans votre adaptation ?

Oui, car j’ai consulté les notes autour du script, mais au-delà, j’ai vu aussi les photos de la vie quotidienne de Jacques Tati, avec sa femme et ses deux enfants, chez lui, en vacances. Et c’était passionnant car le personnage de l’illusionniste, c’est Tati lui-même. Pas le Mr Hulot que l’on connaît, ni le Tati qui répond, embarrassé, aux questions des journalistes qui l’interrogent à la télévision. On sent qu’il n’est pas à l’aise, qu’il a horreur de ça, qu’il se sent agressé. Il parle peu, met toujours la main devant la bouche. On sent bien que c’était quelqu’un de très pudique, et de très timide, au fond. Sur certaines photos, on voit un Jacques Tati très distingué, très bien habillé, toujours avec une cigarette au bec. Mais on se rend quand même compte que le vrai Jacques Tati est quand même la source d’inspiration de Mr Hulot, que Hulot est une caricature de sa vraie personnalité. Et c’est à la source originelle, au vrai Tati que je voulais que l’illusionniste ressemble.

« L’ILLUSIONNISTE » est un film d’observation, d’émotion et d’évocation d’une époque qui disparaît. C’est un voyage que peu de cinéastes ont tenté dans le domaine du long métrage d’animation, dans lequel la comédie est largement majoritaire. Etait-ce l’un des paris les plus excitants pour vous, en tant que réalisateur ?

Oui. Je n’aime pas aller là où tout le monde va. Je ne suis pas capable de faire une oeuvre de commande formatée. L’animation est plus vieille que le cinéma, mais elle évolue énormément en ce moment, et sans vouloir pousser des cocoricos, je crois que l’on peut dire que les Français jouent un rôle très important dans cette évolution. C’est le cas de Michel Ocelot, notamment, qui aussi bien dans KIRIKOU ET LA SORCIÈRE que dans AZUR ET ASMAR, parle de choses importantes, qui touchent aussi bien les enfants que les adultes, mais en n’utilisant pas les clichés ou les formules toutes faites. Et ce que Marjane Satrapi a fait avec PERSEPOLIS est incroyable aussi : un film d’animation pour adultes en noir et blanc ! Les mentalités ont vraiment changé. On n’a plus peur de faire du noir et blanc, ni de produire des films qui parlent de la guerre. On peut aborder tous les sujets, comme dans la bande dessinée, qui est le milieu d’où je viens. À une époque, le cinéma d’animation pour les adultes, c’était FRITZ THE CAT, ou des films dans lesquels on voyait les seins des filles. Aujourd’hui, on a compris que l’animation pour le public adulte a beaucoup plus de choses à prouver et à explorer. Et c’est formidable.

Vous êtes-vous servi de scènes mimées en vidéo par des animateurs ou des acteurs pour vous aider à réaliser certaines animations particulièrement difficiles ?

L’équipe qui a travaillé sur le personnage de Tati a visionné énormément ses films. Principalement les mésaventures de Mr Hulot. Je leur disais « Attention, l’illusionniste, ce n’est pas Mr Hulot. Apprenez quand même à le faire bouger de cette façon-là, puis réduisez les choses de moitié, et vous aurez à peu près le personnage de l’illusionniste. » Pour le reste, nous n’avons pas utilisé de références réelles. C’est purement l’excellence des animateurs qui a permis d’inventer cela. La seule scène dans laquelle nous avons utilisé une référence vidéo – qui n’était pas une décalque – c’est celle de la danse folklorique dans le pub écossais. Les mouvements étaient tellement complexes que nous avions besoin de guider les animateurs. Nous avons donc filmé des gens qui dansaient pour obtenir cette référence.

Le graphisme des décors du film est à la fois organique et élégant…

Nous avons travaillé sur la base de ce que nous avions déjà fait pour LES TRIPLETTES DE BELLEVILLE. C’est un peu la même approche. Mais comme l’action se déroulait à Edimbourg, il suffisait d’ouvrir la fenêtre et d’aller se balader dans la rue pour prendre des photos de référence. Le directeur artistique est un Danois. Il avait donc ce sens de la lumière nordique, car le Danemark et l’Écosse se trouvent à peu près à la même latitude. Et il a fait un travail extraordinaire. Ça a été une très belle expérience de travail, qui s’est déroulée parfaitement.

Pourriez-vous nous décrire les différentes étapes de la création des décors ? Êtes-vous passé par le papier, ou est-ce que tout a été fait directement à la palette graphique ?

Les décors au trait sont faits sur papier, comme les dessins d’animation des personnages, et ensuite, ils sont scannés et coloriés à la palette graphique. On ne passe plus par le carton et la gouache, mais le geste est toujours le même. C’est la même technique, avec l’avantage formidable de pouvoir modifier des choses, des couleurs, des lumières, sans avoir à tout jeter.

Quelles ont été les séquences les plus difficiles à réaliser ?

Les scènes les plus longues, avec un seul personnage, parce qu’on ne regarde que ce personnage-là, qui doit jouer d’une manière très juste. Et son aspect ne doit pas se « transformer » pendant la minute où il est à l’image. Ça, c’est extrêmement difficile, tandis que les séquences du pub où l’on voit 40 personnes qui chantent et qui boivent, étaient paradoxalement plus faciles à faire.

Beaucoup de films d’animation sont très bavards, tandis que « L’ILLUSIONNISTE » utilise très peu de dialogues. Est-ce une liberté plaisante ou est-ce une contrainte qui vous oblige à multiplier les astuces de narration visuelle ?

Ce n’est pas une contrainte parce que c’est de l’animation, et que j’aime cet art. J’aime voir des personnages de dessin animé vivre et bouger et exprimer des choses simplement par le mouvement. J’ai toujours considéré que la voix est un peu superficielle en animation. Pas le son, qui est très important, mais la voix. La seule contrainte, c’est qu’il faut aller à l’essentiel, surtout dans un film où il n’y a pas de gros plans, et très peu de paroles. Ça complique un peu le travail, mais c’est amusant de faire des choses compliquées.

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