Le neveu de Jacques Tati se livre sur ses souvenirs d’enfance avec son grand oncle

Image extraite du film L'illusionniste.
© 2011 Pathé Distribution

Jérôme Deschamps, neveu de Jacques Tati, nous confie à travers cette interview de nombreuses anecdotes sur son grand oncle.

Comment décririez-vous le travail de Jacques Tati ?

Jacques Tati était obsédé par la transmission. C’était quelqu’un de très ambitieux, non pas seulement sur le plan de l’esthétique, mais aussi sur le plan de la pédagogie des spectateurs. Il pensait que savoir regarder le monde avec humour, avec une distance et une force qui vous permettent de surmonter les malheurs de vos histoires d’amour ou de vos histoires de boulot qui ne marchent pas, c’était essentiel. C’était son obsession absolue. Il aimait l’idée de travailler sur ce qu’il appelait lui-même « un comique naturel », c’est à dire un comique proche des gens. Toute sa démarche a consisté à partager ce regard sur le monde. Ce n’est pas complètement humble non plus, de faire ce pari-là. Ce n’est pas un hasard si dans la bande-annonce de PLAY TIME, on dit « Tout le monde est dans PLAY TIME ». La fin du film, qu’il n’a jamais pu réaliser comme il l’avait rêvée, c’était que les personnages quittent l’écran, soient projetés sur les murs de la salle et se mêlent à la foule des spectateurs pour sortir du cinéma.

C’est une idée fantastique…

C’était une magnifique ambition. Il y avait aussi un fil mélancolique avec le personnage de Mr Hulot perdu dans tout cela, et un autre fil sur la solitude. Dans le film, même la caméra se trompe : elle va taper sur l’épaule d’un personnage qu’elle prend pour Mr Hulot, mais ce n’est pas lui ! C’est merveilleusement poétique. L’idée de « Je me perds dans le monde », l’idée de « Je ne sais pas comment j’arriverai à être un adulte », « Je ne sais pas comment fonder une famille », « Je ne sais pas comment j’arriverai à trouver un travail », est mise en scène avec un adulte qui ne l’est pas vraiment. On est plus du côté de l’enfance. Il y a quelque chose d’universel là-dedans, parce que chacun d’entre nous a connu ou connaît encore des doutes sur sa capacité à s’intégrer dans une entreprise, ou au sein d’un groupe de gens.

Selon vous, quelle est la vision du monde qu’avait Jacques Tati ?

Il décrit le monde des adultes comme celui d’enfants qui se prennent au sérieux. Mr Arpel, dans MON ONCLE, joue avec sa voiture, avec sa porte de garage, avec sa télécommande, avec les automatismes et les gadgets. Ce ne sont que des jouets ! Il joue aussi à être le directeur de son entreprise. Il y a donc ce regard-là, puis une deuxième dimension qui est celle de la description du monde. Ce qu’il nous dit n’est pas passéiste. Il y a eu un vaste malentendu là-dessus. Pendant longtemps, on a décrit Tati comme un personnage nostalgique, qui aimait les champs de blé, les petits villages, les bistrots de la campagne. Et en réalité, quand on regarde ses films – et c’est pour cela que nous avons d’abord restauré PLAY TIME – on se rend compte de l’admirable goût pour la modernité qu’a Tati. Qui a filmé Orly mieux que lui dans PLAY TIME ? Qu’est-ce qu’il y a de plus beau que la maison Arpel de MON ONCLE ? C’est dans cet esprit-là, que Macha Makeieff et moi, nous avons fait rééditer le canapé de la maison de MON ONCLE, qui avait été conçu avec Jacques Lagrange, un architecte contemporain. Ce n’était pas un hasard si Tati a choisi de travailler avec lui. S’il s’était agi d’enlaidir la modernité, de la massacrer, de la parodier, il n’aurait pas procédé comme cela. Pour revenir au canapé, nous l’avons fait rééditer par Domeau & Pérès. Il a été exposé au MOMA, et a été élu comme l’un des 20 meubles les plus importants et les plus beaux du 20ème siècle ! Cela va à l’encontre de cette idée reçue de Tati passéiste. La question que nous pose Tati, c’est « Comment s’inscrire dans un monde qui change ? »

Quelle est la genèse du scénario de L’ILLUSIONNISTE ?

C’est une assez jolie histoire. En fait, Jacques Tati s’est blessé quand il a tourné LES VACANCES DE MR HULOT, pendant la magnifique scène du feu d’artifice que l’on voit à la fin. Il s’est brûlé très gravement à la main. Et il a écrit ce scénario, L’ILLUSIONNISTE, consacré à un magicien, qui devait être à l’origine son quatrième film. Mais il s’est rendu compte que malgré la rééducation, il n’arriverait pas à faire lui-même les tours de prestidigitation avec sa main blessée, devenue raide. Il en a d’ailleurs gardé des séquelles toute sa vie. Il a donc décidé de passer au projet suivant, qui était PLAY TIME.

Connaissiez-vous déjà le travail de Sylvain Chomet avant l’aventure de L’ILLUSIONNISTE ? Aviez-vous vu LES TRIPLETTES DE BELLEVILLE ?

Je le connaissais et j’avais adoré LES TRIPLETTES DE BELLEVILLE. J’avais trouvé le film formidable, remarquablement bien fait. Nous étions donc ravis de travailler avec lui. Après, nous avons eu la chance d’aller plusieurs fois à Edimbourg, pour voir l’avancement du travail sur le film.

Image extraite du film L'illusionniste.
© 2011 Pathé Distribution

L’ILLUSIONNISTE parle d’une époque où il y avait encore des numéros de music-hall présentés en première partie des films, dans les grandes salles de cinéma…

Pour Tati, le cinéma devait rester proche du spectacle vivant, l’accompagner, et garder un certain contact avec le public, même si c’était pour l’inciter à porter un regard critique sur le monde. Dans mon enfance, j’ai assisté à ces premières parties de soirées de cinéma où l’on voyait des numéros de cirque, des chiens savants, ou même des fanfares. Le scénario de L’ILLUSIONNISTE est merveilleux, parce qu’il nous raconte l’histoire d’un type qui fait des numéros de prestidigitation dans les music-halls, et puis qui va se produire ailleurs, dans des petits endroits, où il rencontre une fille naïve qui croit à la magie. Une fois de plus, il y a une histoire d’amour qui existe et qui n’existe pas. C’est aussi une relation avec l’enfance. La fille le suit, elle est fascinée par la société de consommation, par les richesses, et comme il se prend au jeu, il lui fait apparaître des chaussures, un manteau, comme si c’était facile. Mais comme il n’est pas riche, il est obligé de travailler la nuit pour perpétuer son rêve et son illusion, ce qui est une idée absolument splendide et poétique. C’est une parabole magnifique sur ce que c’est que le désir, sur ce que c’est que d’être heureux…

Quelle influence Jacques Tati a-t-il eu sur votre vie personnelle et votre vie d’artiste ?

C’est très compliqué de parler de la façon dont on reçoit des choses. Quand j’étais tout petit, il était déjà très connu. En 1958, quand j’avais onze ans, il était déjà une star mondiale, grâce à MON ONCLE, qui lui a valu de recevoir un Oscar. C’était un type impressionnant, très grand, très costaud. Il était assez convaincu de faire quelque chose d’important, au moins à ses yeux. Il sentait qu’il avait une mission à accomplir tout seul, en étant assez isolé du monde du cinéma. Je l’ai d’abord rencontré lors de réunions de famille. Je peux vous dire que ce n’était pas le genre de personne avec lequel on osait se comporter de manière familière. On ne lui tapotait pas sur le ventre. Il parlait peu, mais quand il le faisait, il s’exprimait avec un humour tout à fait détaché. Après, j’ai vu ses films, mais la vraie discussion, elle a commencé quand il est venu voir nos spectacles en 1978, quand il a vu LA FAMILLE DESCHIENS. Là, nous avons vraiment parlé. Je me souviens très bien que ça a commencé un dimanche après-midi à Evry. Juste après le spectacle, il est monté dans la loge et m’a dit « Vous savez que si mon ami Buster Keaton était là, on se serait mis à travailler tout de suite ? » J’étais bien sûr très ému et très touché. Et je lui ai demandé « Comment avez-vous connu Keaton ? », ce à quoi il a répondu « Venez, on va aller boire un verre. » Et nous sommes allés discuter boulevard Saint-Jacques. Et cette première conversation a été extraordinaire, et s’est poursuivie par d’autres. Il est venu aux répétitions par la suite… Malheureusement, cela n’a pas duré longtemps, car il est mort cinq ans après. Mais à partir de cette discussion, on s’est vus souvent. Je me souviens de ses conseils, pendant les répétitions. Il nous a appris l’art de l’économie, nous a amenés à nous intéresser aux sons… Mais en même temps, je n’ai pas envie de comparer mon travail et celui que l’on a fait avec Macha Makeieff avec celui de Jacques Tati, parce qu’il n’y a pas lieu de le faire. Il nous disait « Vous avez un univers un peu plus tristounet que le mien. » Ce qui était très sympathique !

Avez-vous le souvenir d’une remarque précise qu’il vous aurait faite à la fin d’un spectacle ?

Oui, je me souviens très bien d’un truc qu’il m’avait dit pendant une répétition. Je jouais le rôle d’une femme de ménage avec des charentaises. Et je suis venu le voir en lui disant : « Alors, est-ce que c’est bien ? ». Il m’a répondu : « Mais vous n’allez quand même pas poser cette question-là aux autres ! C’est VOUS qui savez ! » Il m’avait presque engueulé ! (rires) C’était aussi un observateur magnifique. Il était venu nous voir aux Bouffes du Nord. Comme le théâtre avait un peu brûlé, il nous avait dit : « Ce serait peut-être drôle de faire tomber un petit peu d’enduit du plafond, pour faire croire qu’il va s’écrouler… » (rires) Et on l’a fait ! C’était génial : il y avait des spectateurs qui couraient pendant le spectacle ! (rires) C’était aussi quelqu’un de très curieux, de très exigeant. Il nous a appris des choses. Et quand je regarde ses films, et les spectacles que nous avons faits, je me rends compte que nous avons mis des chiens presque partout, comme lui. Nous avons aussi en commun l’envie de mettre en scène des quidams, des gens qui, normalement, n’occupent pas le devant de la scène.

Cet article pourrait vous plaire :

Partager l’article

Articles similaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *