« Les Hirondelles de Kaboul » : l’œuvre de deux réalisatrices

Image extraite du film Les hirondelles de Kaboul.
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Un entretien passionnant avec les réalisatrices Zabou Breitman et Eléa Gobbé-Mévellec, qui abordent notamment l’adaptation d’un livre au cinéma avec leur film Les Hirondelles de Kaboul.

Comment est né ce projet ?

Zabou Breitman : En 2012, le producteur Julien Monestiez est venu me voir avec un scénario adapté du roman Les Hirondelles de Kaboul, de Yasmina Khadra et Les Armateurs (producteur notamment des Triplettes de Belleville et d’Ernest et Célestine) était d’accord pour en tirer un film d’animation. Est-ce que cela m’intéressait ? Oui, l’idée me plaisait énormément, mais à condition que ce soit à ma manière : c’est-à-dire que les personnages soient portés par le jeu des acteurs au lieu que les comédiens soient au service de gestuelles ou de mimiques préétablies. Je l’ai dit d’emblée : il faudra que ça soit très bien joué. Pas seulement bien parlé, mais que les mouvements des personnages, leur rythme, leur respiration, soient justes. Les Armateurs ont lancé un casting de graphistes. On s’est mis à regarder des dossiers où les candidats avaient planché sur les personnages.

Éléa Gobbé-Mévellec : On nous a adressé le scénario en nous demandant de proposer une direction artistique et un graphisme complet. Je connaissais Didier Brunner, qui était alors aux Armateurs, j’avais été dessinatrice d’animation sur Ernest et Célestine et je développais un projet personnel de long métrage que Didier suivait. Il m’a demandé de réfléchir aux Hirondelles de Kaboul

Zabou Breitman : Il y avait beaucoup de candidats, il fallait choisir. Ils proposaient des choses très différentes. C’était important de voir quelle proposition rendait le projet viable. L’hyperréalisme de jeu, de sentiment, de comportement que je cherchais, et qui n’est pas du naturalisme, n’exigeait pas forcément un hyperréalisme du trait. Au contraire.

Éléa Gobbé-Mévellec : J’ai rendu des planches avec des décors ou des personnages seuls, et puis avec les deux ensemble. J’ai choisi une colorimétrie, et une manière de dessiner en adéquation avec le propos avant tout.

Zabou Breitman : On s’est retrouvé à la fin avec deux dossiers, signés de deux femmes. Ce qui m’a énormément plu dans le travail d’Éléa, c’est d’abord la façon dont était traitée la lumière : explosée, surexposée, avec de la poussière. D’ailleurs, on t’a redemandé des vues de Kaboul. La ville était là et se dérobait en même temps, ce qu’on retrouve aujourd’hui : les traits disparaissent avec le soleil ou ne vont pas jusqu’au bout. Je trouvais ça magnifique. Et puis il y avait une image précise qui m’a fait dire que c’était toi : le dessin d’un taliban en train de fumer un pétard et qui portait une paire de Ray-Ban. On restait dans l’aquarelle, mais avec ce guerrier hostile qui nous regarde de derrière ses Ray-Ban et son pétard. Je me suis dit, voilà, c’est ça, Les Hirondelles de Kaboul. En plus j’aimais bien qu’Éléa soit très jeune…

Vous vous étiez beaucoup documentées pour ce travail ?

Éléa Gobbé-Mévellec : Oui, et une fois que l’aventure a pris forme, Zabou et moi n’avons pas cessé de regarder des documentaires, des reportages, des portfolios de photographes. Il y a une source documentaire incroyable sur l’Afghanistan des talibans.

Zabou Breitman : Dans le pilote de deux minutes qui a servi à chercher des financements, il y a une image qui symbolise la rue de Kaboul et qui vient d’un doc : se succèdent en quelques secondes la roue d’une charrette, celle d’une mobylette, les pattes d’un cheval, un pick-up Toyota.

Éléa Gobbé-Mévellec : C’est au cours des recherches qu’on a découvert le clip « Burka blue », par le Burka band, trois jeunes Afghanes qui ont fait un groupe de garage punk sous les talibans, et qui jouent en burka. C’est la chanson qu’écoute Zunaira au début du film.

Zabou Breitman : Elles avaient aussi filmé dans des marchés, en plan subjectif derrière la grille de leur tchadri. Ce sont elles qui nous en ont donné l’idée.

Au fond, qu’est-ce qui vous séduisait dans ce projet ?

Zabou Breitman : En termes de récit, il y avait la possibilité d’en faire quelque chose d’incroyable en animation. L’extrême abstraction et la durée apportées par l’animation font qu’il y a une forme de douceur propice à représenter la dureté de cette histoire. Le dessin apporte une distance qui rend les images supportables. Je ne sais pas si l’on supporterait un film en prises de vue réelles sur le même sujet. Ce serait trop violent. En voyant les essais d’Éléa, la perspective est devenue assez glorieuse : tout devenait possible, et la même beauté.

Éléa Gobbé-Mévellec : J’avais les mêmes ambitions. Et me documentant, j’ai vu une richesse graphique potentielle qu’on ne trouve pas ailleurs. Cette histoire compliquée que vivent les personnages, on pouvait la mettre en lumière de façon spécifique. Raconter des choses extrêmement fortes à partir d’un visuel puissant, ça m’intéressait beaucoup.

Zabou Breitman : La transposition via l’animation était idéale. Et elle nous rendait légitimes : de quel droit, sinon, aurait-on pris la parole en tournant un film en prises de vues réelles à Kaboul ?

Éléa Gobbé-Mévellec : Cela nous donnait la liberté de choisir ce qu’on allait montrer, d’aller chercher une symbolisation, une synthétisation : un détail qui dit l’essentiel, un bidon coloré au milieu de charrettes du moyen-âge.

Les Hirondelles de Kaboul, un film de Zabou Breitman et Éléa Gobbé-Mévellec, bande-annonce officielle, Memento Distribution.

L’étape suivante a donc été le pilote…

Éléa Gobbé-Mévellec : Oui, début 2014. Un échantillon du film qui sert à vraiment poser le graphisme et à montrer ce que sera le film. Une scène à deux personnages : Nazish et Atiq, joués par le père de Zabou, Jean-Claude Deret, et par Simon Abkarian. Il en reste un fragment dans le film terminé.

Zabou Breitman : Éléa a commencé à travailler selon le procédé qu’on allait suivre jusqu’au bout. A savoir qu’il fallait reconnaître l’acteur à travers le personnage, sans que ce soit du copié-collé. On a filmé papa et Simon dans le studio d’enregistrement du son. Je leur ai demandé de jouer la situation, avec leurs gestes, leur manière d’être. Je les ai mis en espace…

Éléa Gobbé-Mévellec : On a pris le son à la perche, on a posé deux caméras témoin avec deux angles différents pour servir de référence, mais ce n’est pas de la rotoscopie… On ne voulait surtout pas de la « surfluidité » de la rotoscopie. On voulait une animation épurée, la plus synthétique possible. Si l’image doit rester fixe, elle restera fixe. Mais on isolera le micro-mouvement qui donne l’émotion souhaitée et qui caractérise le personnage. C’est de l’animation 2D traditionnelle : le décor est fixe, des calques apportent le mouvement. C’est un graphisme très jeté, au pinceau, une ligne qui disparaît, qui réapparaît…

Zabou Breitman : Pendant la fabrication du pilote, j’ai pu réaffirmer mes choix concernant l’animation. Un haussement d’épaule de mon père avait été réinterprété façon « dessin animé » par un grand geste de bras surexpressif. Mais le geste initial était beaucoup plus juste. C’est sur cet infiniment petit que je voulais que les personnages soient animés. 

A cette étape, le projet est donc lancé ?

Zabou Breitman : Il y a encore des réticences sur le scénario. Alors, je me suis dit, ok, je vais prendre le temps de le réécrire. En prenant plus de liberté dans l’adaptation. Adapter, ce n’est pas mettre un petit peu de tout ce qu’il y a dans le livre, plutôt éliminer des éléments et en développer d’autres. J’ai développé le questionnement de Mohsen et Zunaira : est-ce qu’ils doivent quitter Kaboul ou rester pour préparer l’avenir ? J’ai ajouté l’école clandestine, qui a vraiment existé. Autre changement : Zunaira est professeur de dessin et continue de dessiner. Je trouvais ça beau que l’héroïne d’un film d’animation se dessine elle-même. Sachant que la représentation de l’être humain est interdite chez les talibans, en faire un dessin animé, c’était le comble. Mais qu’elle se dessine, et nue, c’était encore mieux.

Au fond, c’est la beauté de Zunaira et de son dessin qui va déclencher la métamorphose d’Atiq…

Zabou Breitman : Oui, dans le livre, Atiq tombe presque amoureux de Zunaira. Dans le film, il n’est pas question qu’Atiq la sauve pour partir avec elle : il veut sauver l’amour. Il est amoureux du fait que Zunaira aimait et était aimée. Il se revoit, plus jeune, et Mussarat aussi. Il le dit, il faut sauver les jeunes… Mohsen s’est « déshumanisé » en participant à la lapidation, Atiq redevient humain. J’aime bien que les parcours de ces personnages se croisent. Et qu’ils se croisent réellement. C’est quelque chose qu’avait suggéré Alexandre Mallet-Guy, de Memento, quand il s’est engagé à distribuer le film. Quand Atiq rencontre Mohsen, il lui répète ce que lui a dit son ami Mirza, au café : « Aucun homme ne doit quoi que ce soit à une femme. » Mais il sait que ce n’est pas vrai…

Éléa Gobbé-Mévellec : En réécrivant le scénario, tu avais cherché à utiliser à plein la liberté de l’animation. Avec, notamment, deux idées très belles : le passage du temps devant le cinéma, les femmes habillées à l’occidentale qui sont tout à coup en tchadri quand on revient au présent ; et Mohsen, dont Zunaira lave les pieds, qui voit l’espace d’un instant la bassine se rougir du sang qu’il a versé… D’une manière générale, tu avais rajouté dans le script des éléments visuels dont il était privé.

Zabou Breitman : Il faut rendre au roman ses deux idées majeures et assez incroyables. D’abord, le fait que, sans raison, sans explication psychologique, Mohsen participe à la lapidation. Il ramasse un caillou et le lance. D’un geste, c’est la fin de son monde et c’est la fin de l’humanité. Et puis le sacrifice de Mussarat… J’aime aussi le personnage de Nazish, qui est joué par mon père : un ancien mollah qui ne suit plus le mouvement. C’est quelqu’un qui a la foi, mais qui voit les abus commis au nom de la religion. Je n’ai rencontré Yasmina Khadra qu’après l’écriture du scénario, mais il nous a laissé une entière liberté.

Éléa Gobbé-Mévellec : Il a eu de jolis mots. Il aimait l’idée que l’on s’empare de son histoire pour en inventer une autre.

Zabou Breitman : Le roman se passe en 2001, le film est censé se passer en 1998, les talibans viennent d’arriver, ils n’ont pas encore de longues barbes ! Et c’est pour ça qu’on entend le match de foot à la radio avec le nom de Zidane. Je me suis dit : quel est l’élément de 1998 que tout le monde peut reconnaître ? La Coupe du Monde, bien sûr.

Le scénario achevé, vous êtes passées au casting ?

Éléa Gobbé-Mévellec : Il y a eu d’abord deux ans de recherche de financement ! Je suis repartie travailler dans l’animation, notamment sur Avril et le monde truqué. Et puis tout s’est déclenché en 2016.

Zabou Breitman : Oui, je m’inquiétais pour mon papa qui était très âgé. Je voulais absolument qu’il soit là pour jouer Nazish, avec sa voix fatiguée, hésitante. J’ai choisi les autres comédiens. J’avais parlé à Simon Abkarian de Hiam Abbass, qu’il connaît bien. Je me disais que ça serait bien que le couple âgé ait un léger accent, quelque chose dans le son de la voix qui ne soit pas franco-français. Par ricochet, cela permettait une identification plus forte avec le couple formé par Swann Arlaud – que j’ai choisi avant Petit paysan – et Zita Hanrot, qui est arrivée assez tard sur le projet. Et puis il y a les trois Comédiens-Français : Serge Bagdassarian, qui joue le mollah, Laurent Natrella qui tient plusieurs petits rôles, et Sébastien Pouderoux, qui joue Qassim. Pour le « grand méchant », je voulais un très beau mec. Et Sébastien joue aussi le borgne, dans la discussion sur la guerre contre l’URSS. C’est lui qui dit en contrefaisant sa voix : « J’suis borgne, mais j’suis pas sourd » !

Image extraite du film Les Hirondelles de Kaboul
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Comment s’est passé l’enregistrement des voix ?

Zabou Breitman : En quatre jours, en septembre 2016. On était au grand studio de Joinville avec des caméras témoins. Mais c’était plus qu’un enregistrement : les acteurs étaient habillés, on avait les tchadris, les turbans, et même les kalachnikovs ! Et ils jouaient les scènes. Ce sont des acteurs créateurs : ils sont capables d’hésiter, de tousser, d’improviser. Par exemple, pendant leur conversation, quand Atiq se lève pour embrasser Mirza, ce n’était pas prévu. Tout ce qui a été inventé là, les respirations, les toux, les pauses, a servi ensuite à l’animation.

Éléa Gobbé-Mévellec : Les lieux étaient balisés, c’était presque une scène de théâtre. Et tous les costumes étaient là, d’après ce que j’avais dessiné à partir de mes recherches…

Zabou Breitman : La prise de son était très belle : on a enregistré la voix de Zita sous le tchadri. Quand Swann a essayé de la faire boire, ils se sont mis à rire. Ils se sont embrassés, ils se sont aimés, ils se sont battus, l’énergie physique n’était pas la même que si on avait simplement fait les voix debout à la barre. Je savais aussi que Simon connaissait les ablutions, qu’il savait nouer son turban. Hiam et lui savent comment s’asseoir par terre. Je ne pouvais pas prendre des acteurs qui n’auraient pas su tout ça.

Mais vous aviez déjà prévu le découpage ? Par exemple dans la discussion entre Atiq et Mirza, il y a beaucoup d’inserts sur les pistaches, sur les mains, etc.

Zabou Breitman : Dans le studio, ils étaient à table, ils avaient des pistaches. Pour que leur voix change quand ils mangent, quand ils avalent. Ils buvaient vraiment. Tout était fait pour que la matière de la vie soit là. Et c’est un découpage de cinéma.

Éléa Gobbé-Mévellec : Contrairement aux prises de vues réelles, en animation on est obligé de verrouiller au maximum en amont. On n’a qu’une toute petite marge ensuite pour bouger les choses. Il n’y a pas de rushes.

Zabou Breitman : A la fin, on s’est quand même débrouillé pour remettre des plans larges : il fallait redonner un peu d’espace, retrouver un rythme de cinéma… Avec la monteuse, Françoise Bernard, on a eu cette idée de Kaboul complètement vide parce que tout le monde est à la prière. Il n’y a plus que Mohsen et Zunaira devant la librairie….

Quelles ont été les grandes étapes de l’animation ?

Éléa Gobbé-Mévellec : J’ai constitué les équipes en choisissant les collaborateurs pour leur compréhension du projet et leur capacité à s’y adapter. Même ceux habitués à l’animation « à la Disney » devaient avoir une sensibilité propice à essayer des choses différentes. On a commencé par l’équipe de « story-boardeurs », ils étaient quatre, formidables, hyper complémentaires, ils ont mis toute leur créativité au service du film. Le story-board a donné ce qu’on appelle l’animatique, qui est un premier bout-à-bout, sur laquelle est passée aussi la monteuse. C’est le brouillon du film, en quelque sorte. Ensuite, on est passé aux « lay out » : on précise la case, avec une meilleure perspective sur les décors, et on décompose le mouvement du personnage. On définit aussi la palette chromatique du film. Et enfin vient l’animation. L’étape du « lay out » était très importante. Avec Zabou, on était d’accord pour survaloriser le dessin par rapport à l’animation. Certains personnages sont plus faciles à dessiner, d’autres plus faciles à animer.

Zabou Breitman : Il y a des animateurs qui ont plus ou moins la grâce. Celle qui a animé Mussarat, qui a su retranscrire la manière dont elle prend sa jambe pour se mettre en tailleur, est formidable. Et aussi celui qui a animé Zunaira et Mohsen quand ils s’embrassent, quand Mohsen pose sa main sur le mollet de son amoureuse, puis remonte le long du dos, quelle sensualité, quelle beauté !

Éléa Gobbé-Mévellec : L’animatrice qui devait se charger du monologue de Mussarat, à la fin du film, était pétrifiée : sur un long-métrage, un animateur fait en moyenne deux secondes par jour à lui tout seul. Elle, elle avait un plan de deux minutes, un plan presque fixe où le personnage bouge très peu et elle allait y passer tout son contrat ! Mais elle a fait les choses de façon incroyable, très subtile, pour rendre Hiam vivante, et elle était super contente à la fin. Elle a animé une pièce maîtresse du film.

Comment avez-vous choisi la musique ?

Zabou Breitman : J’ai rencontré Alexis Rault sur Paris, etc. où il avait complété la musique de Benjamin Biolay. Il a eu une inspiration, notamment des chœurs d’hommes qu’il a enregistrés chez lui. Et tout est devenu facile, ensuite. Je l’ai encouragé à se servir de la chanson iranienne qu’on entend dans le film : il en a pris la mélodie, très simple, très belle et il a pu la décliner.

Éléa Gobbé-Mévellec : Il a trouvé le bon dosage, une musique qui est presque une absence de musique. Et pourtant, malgré sa discrétion, elle porte et révèle tout le film.

Vous avez toujours été d’accord, toutes les deux ?

Zabou Breitman : Quasiment toujours. J’ai resserré les boulons sur les questions de cinéma, sur les axes de caméra, ou sur le rythme au montage. Mais, sans se concerter on avait toujours les mêmes réponses.

Éléa Gobbé-Mévellec : Les rôles ont été bien répartis. On savait ce qu’on voulait toutes les deux !

Zabou Breitman : Parfois quand il y avait un problème, je montais au charbon auprès de la production, je rouspétais davantage. Éléa avait déjà pas mal de choses à gérer. Mais c’était impressionnant comment on était d’accord !

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